Scène II

L’étranger, le jardinier. Le président du tribunal et sa jeune femme, Agathe Théocathoclès, les villageois.

 

L’ÉTRANGER.

Que disent ces filles ! Que tu épouses Électre, toi, le jardinier ?

LE JARDINIER.

Elle sera ma femme dans une heure.

AGATHE THÉOCATHOCLÈS.

Il ne l’épousera pas. Nous venons pour l’en empêcher.

LE PRÉSIDENT.

Jardinier, je suis ton cousin éloigné, et second président du tribunal. Puisque je peux, à double titre, te donner un conseil, fuis vers tes radis et tes courges, n’épouse pas Électre.

LE JARDINIER.

C’est l’ordre d’Égisthe.

L’ÉTRANGER.

Suis-je fou ? Si Agamemnon vivait, le mariage d’Électre serait la cérémonie de la Grèce, et Égisthe la donne à un jardinier, dont même la famille proteste ! Vous n’allez pas me dire qu’Électre est laide, ou bossue !

LE JARDINIER.

Électre est la plus belle fille d’Argos.

AGATHE THÉOCATHOCLÈS.

Enfin, elle n’est pas mal.

LE PRÉSIDENT.

Et pour droite elle est droite. Comme toutes les fleurs qui ne croient point au soleil.

L’ÉTRANGER.

Est-elle alors arriérée, sans esprit ?

LE PRÉSIDENT.

L’intelligence même.

AGATHE.

Beaucoup de mémoire surtout. Ce n’est pas toujours la même chose. Moi je n’ai pas de mémoire. Excepté pour ton anniversaire, chéri. Cela, je ne l’oublie jamais.

L’ÉTRANGER.

Que peut-elle faire alors, que peut-elle dire, pour qu’on la traite ainsi ?

LE PRÉSIDENT.

Elle ne fait rien. Elle ne dit rien. Mais elle est là.

AGATHE.

Elle est là.

L’ÉTRANGER.

C’est son droit. C’est le palais de son père. Ce n’est pas de sa faute s’il est mort.

LE JARDINIER.

Jamais je n’aurais eu l’audace de songer à épouser Électre, mais puisque Égisthe l’ordonne, je ne vois pas ce que j’ai à craindre.

LE PRÉSIDENT.

Tu as tout à craindre, c’est le type de la femme à histoires.

AGATHE.

Et s’il ne s’agissait que de toi ! Notre famille a tout à craindre !

LE JARDINIER.

Je ne te comprends pas.

LE PRÉSIDENT.

Tu vas la comprendre : la vie peut être très agréable n’est-ce pas ?

AGATHE.

Très agréable… Infiniment agréable !

LE PRÉSIDENT.

Ne m’interromps pas, chérie, surtout pour dire la même chose… Elle peut être très agréable. Tout a plutôt tendance à s’arranger dans la vie. La peine morale s’y cicatrise autrement vite que l’ulcère, et le deuil que l’orgelet. Mais prends au hasard deux groupes d’humains : chacun contient le même dosage de crime, de mensonge, de vice ou d’adultère…

AGATHE.

C’est un bien gros mot, adultère, chéri…

LE PRÉSIDENT.

Ne m’interromps pas, surtout pour me contredire. D’où vient que dans l’un l’existence s’écoule douce, correcte, les morts s’oublient, les vivants s’accommodent d’eux-mêmes, et que dans l’autre, c’est l’enfer ? C’est simplement que dans le second il y a une femme à histoires.

L’ÉTRANGER.

C’est que le second a une conscience.

AGATHE.

J’en reviens à ton mot adultère. C’est quand même un bien gros mot !

LE PRÉSIDENT.

Tais-toi, Agathe. Une conscience ! Croyez-vous ! Si les coupables n’oublient pas leurs fautes, si les vaincus n’oublient pas leurs défaites, les vainqueurs leurs victoires, s’il y a des malédictions, des brouilles, des haines, la faute n’en revient pas à la conscience de l’humanité, qui est toute propension vers le compromis et l’oubli, mais à dix ou quinze femmes à histoires !

L’ÉTRANGER.

Je suis bien de votre avis. Dix ou quinze femmes à histoires ont sauvé le monde de l’égoïsme.

LE PRÉSIDENT.

Elles l’ont sauvé du bonheur ! Je la connais Électre ! Admettons qu’elle soit ce que tu dis, la justice, la générosité, le devoir. Mais c’est avec la justice, la générosité, le devoir, et non avec l’égoïsme et la facilité, que l’on ruine l’État, l’individu et les meilleures familles.

AGATHE.

Absolument… Pourquoi, chéri ? Tu me l’as dit, j’ai oublié !…

LE PRÉSIDENT.

Parce que ces trois vertus comportent le seul élément vraiment fatal à l’humanité, l’acharnement. Le bonheur n’a jamais été le lot de ceux qui s’acharnent. Une famille heureuse, c’est une reddition locale. Une époque heureuse, c’est l’unanime capitulation.

L’ÉTRANGER.

Vous vous êtes rendu, vous, à la première semonce ?

LE PRÉSIDENT.

Hélas non ! Un autre a été plus rapide. Aussi ne suis-je que second président.

LE JARDINIER.

Contre quoi s’acharne Électre ? Elle va chaque nuit sur la tombe de son père, et c’est tout ?

LE PRÉSIDENT.

Je sais. Je l’ai suivie. Sur le même parcours où ma profession m’avait fait suivre une nuit notre plus dangereux assassin, le long du fleuve, j’ai suivi, pour voir, la plus grande innocence de Grèce. Affreuse promenade, à côté de la première. Ils s’arrêtaient aux mêmes places ; l’if, le coin de pont, la borne milliaire font les mêmes signes à l’innocence et au crime. Mais, du fait que l’assassin était là, la nuit en devenait candide, rassurante, sans équivoque. Il était le noyau qu’on a retiré du fruit, et qui ne risque plus, dans la tarte, de vous casser les dents. La présence d’Électre au contraire brouillait lumière et nuit, rendait équivoque jusqu’à la pleine lune. Tu as vu un pêcheur qui, la veille de sa pêche dispose ses appâts ? Le long de cette rivière noire, c’était elle. Et chaque soir, elle va ainsi appâter tout ce qui sans elle eût quitté cette terre d’agrément et d’accommodement, les remords, les aveux, les vieilles taches de sang, les rouilles, les os de meurtres, les détritus de délation… Quelque temps encore, et tout sera prêt, tout grouillera… Le pêcheur n’aura plus qu’à passer.

L’ÉTRANGER.

Il passe toujours, tôt ou tard.

LE PRÉSIDENT.

Erreur ! Erreur !

AGATHE

Très occupée du jeune étranger.

Erreur !

LE PRÉSIDENT.

Cette enfant elle-même voit le défaut de votre argument. Sur nos fautes, nos manques, nos crimes, sur la vérité, s’amasse journellement une triple couche de terre, qui étouffe leur pire virulence : l’oubli, la mort, et la justice des hommes. Il est fou de ne pas s’en remettre à eux. C’est horrible, un pays où, par la faute du redresseur de torts solitaire, on sent les fantômes, les tués en demi sommeil, où il n’y a jamais remise pour les défaillances et les parjures, où imminent toujours le revenant et le vengeur. Quand le sommeil des coupables continue, après la prescription légale, à être plus agité que le sommeil des innocents, une société est bien compromise. À voir Électre je sens s’agiter en moi les fautes que j’ai commises au berceau.

AGATHE.

Moi, mes futures fautes. Je n’en commettrai jamais, chéri. Tu le sais bien. Surtout cet adultère, comme tu t’entêtes à le nommer… Mais elles me tourmentent déjà.

LE JARDINIER.

Moi, je suis un peu de l’avis d’Électre. Je n’aime pas beaucoup les méchants. J’aime la vérité.

LE PRÉSIDENT.

La sais-tu, la vérité de notre famille, pour lui réclamer ainsi le grand jour ! Famille tranquille, estimée, en pleine ascension ; – tu ne me contrediras pas si j’avance que tu en es le rameau le plus médiocre, – mais je sais par expérience qu’il convient de ne pas s’aventurer plus sur de pareilles façades que sur la glace. Je ne te donne pas dix jours, si Électre devient notre cousine, pour qu’il soit découvert, – j’invente au hasard, – que notre vieille tante a étranglé jeune fille son nouveau-né, pour qu’on le révèle à son mari, et, afin de calmer cet énergumène, qu’on ne doive plus rien lui celer des attentats à la pudeur de son grand-père. Cette petite Agathe, qui est pourtant la gaieté même, n’en dort plus. Tu es le seul à ne pas le voir, le truc d’Égisthe. Il veut repasser sur la famille des Théocathoclès tout ce qui risque de jeter quelque jour un lustre fâcheux sur la famille des Atrides.

L’ÉTRANGER.

Qu’a-t-elle à craindre, la famille des Atrides ?

LE PRÉSIDENT.

Rien. Rien que je sache. Mais elle est comme toute famille heureuse, comme tout couple puissant, comme tout individu satisfait. Elle a à craindre l’ennemi le plus redoutable du monde, qui ne laissera rien d’elle, qui la rongera jusqu’aux os, l’alliée d’Électre : la justice intégrale.

LE JARDINIER.

Électre adore mon jardin. Les fleurs, si elle est un peu nerveuse, lui feront du bien.

AGATHE.

Mais elle ne fera pas de bien aux fleurs.

LE PRÉSIDENT.

Sûrement ! Tu vas les connaître enfin, tes fuchsias et tes géraniums. Tu vas les voir cesser d’être d’aimables symboles, et exercer à leur compte leur fourberie ou leur ingratitude. Électre au jardin, c’est la justice et la mémoire entre les fleurs, c’est la haine.

LE JARDINIER.

Électre est pieuse. Tous les morts sont pour elle.

LE PRÉSIDENT.

Les morts ! Ah ! je les entends les morts, le jour où leur sera annoncée l’arrivée d’Électre. Je les vois, les assassinés demi-fondus déjà avec les assassins, les ombres des volés et des dupes doucement emmêlées aux ombres des voleurs, les familles rivales éparses et déchargées les unes dans les autres, s’agiter et se dire : Ah ! mon Dieu, voici Électre. Nous étions si tranquilles !

AGATHE.

Voici Électre !

LE JARDINIER.

Non. Pas encore. Mais c’est Égisthe. Laissez-nous, l’étranger. Égisthe n’aime pas beaucoup les visages d’hommes inconnus.

LE PRÉSIDENT.

Et toi aussi, Agathe. Il ne déteste pas assez les visages de femmes connus.

AGATHE

Vivement intéressée par le beau visage de l’étranger.

Vous montré-je la route, bel étranger ?

Égisthe entre, sous les vivats des invités, cependant que des serviteurs installent son trône, et appliquent contre une colonne un escabeau.